Dans le grand jeu des sept familles, on semble vouloir de plus en plus comparer le cinéma et les séries. Alors que la télévision a toujours été le parent pauvre du monde des images en mouvement, on voudrait croire aujourd’hui que les barrières ont lâché. Qu’il n’existe d’art moins noble. Cette réhabilitation sensibilise le cinéphile à un nouveau sujet, celui de la petite lucarne et ses nouveaux choix de narration. On laisse de côté le téléfilm, version film de poche (dans sa conception et non sa nature), qui n’entre pas dans la danse des comparaisons.
Si les sériephiles peuvent se féliciter de ne plus être des marginaux (encore que certaines idées reçues ont la vie dure), il faut toutefois tempérer cette petite révolution. Comparer le cinéma et les séries est aussi pertinent que mettre en relation une nouvelle et un roman : les deux genres reposent sur des codes différents qui les distinguent. Et dans le cadre film contre série, tout se joue sur la durée et par extension, sur la narration.
Raconter une histoire en deux heures ou en dix heures (pour les séries les plus courtes) impose un traitement particulier. Ecrire une vérité aussi évidente relève de la gentille idiotie. Mais elle fonde la principale réponse aux obsédés des comparaisons. Il n’est pas question de savoir de qui du cinéma ou de la série est le grand gagnant à ce jour. Les deux media sont suffisamment vastes pour accueillir la gloire ou la reconnaissance. Sans que la cohabitation entache l’une ou l’autre.
Au cinéma, ce genre de film impose une tension palpable, capable de jouer avec les nerfs du spectateur, de maintenir son attention alerte et se permettre quelques rebondissements. Une expérience qui se vit physiquement pour peu le sujet soit traité avec toute l’implication qu’il mérite. Le format court siée bien au style, les ellipses permettent de recentrer l’action autour de figures imposées indispensables. Aussi, étiré sur plusieurs heures, les dés sont pipés et il faudra aux scénaristes l’ingéniosité de combler l’attente du spectateur et de maintenir son attention éveillée.
Ainsi s’expose le challenge que représente The Kill Point. Etre capable de raconter en une poignée d’heures le casse et le siège d’une banque. Cet étirement narratif trouve son origine dans l’explosion du « temps réel » initié par 24. La première saison de Prison Break est issue de ce dispositif : user d’une vingtaine d’épisodes pour raconter une histoire courte dans le temps. Fini les saisons qui durent une année complète. On compresse le temps pour mieux exploiter la richesse d’un présent obsédant. A ce titre, si on replace les sept saisons de The Shield constituant l’intégralité du show, on se retrouve avec une unité temporelle limitée.
En revanche, il est intéressant de relever les possibilités qu’entraîne une narration plus ample, qui peut prendre son temps par opposition au cinéma. A ce titre, prenons l’exemple de The Kill Point. Choix pertinent puisqu’il investit un genre cinématographique : le film de casse.
Pour comprendre la réussite de The Kill Point, il faut imaginer le processus de fabrication comme une immense partie d’échecs. Les scénaristes nous invitent à suivre pas à pas leur stratégie. Ils dévoilent leurs coups, mais parviennent à maintenir un aspect non déterminé. Et jouent avec la mémoire du spectateur. Il s’agit de mettre en place des éléments, les laisser dormir le temps de plusieurs épisodes, et les faire surgir quand on s’y attend le moins. Comme aux échecs, il faut masquer ses attaques et détourner l’attention de l’adversaire. L’attente est partie prenante du duel. Et dans le cadre d’un siège, permet de ressentir l’endurance de l’évènement. La série permet de vivre l’action, ou plutôt la non action. La richesse et le tour de force de The Kill Point ne se situent pas dans des séquences débridées ou quelques révélations un peu faciles mais efficaces. Mais dans ces moments où l’on ne parle pas, où l’on attend la peur au ventre, l’excitation à son apogée, l’incompréhension ou la colère passive. Des sentiments qui s’égrènent tout au long d’interminables minutes où chaque seconde poussée est un pas de plus vers la défaite (quelle que soit la position de l’intéressé, braqueur, otages comme flics). Les raisons du braquage (récupération politique intéressante) ou les astuces du négociateur (excellent Donnie Whalberg) intéressent moins que l’introspection liée aux otages. La durée du show permet aux spectateurs de ressentir plus expressément l’effroi caractéristique. Si tous les points de vue sont exposés avec équités, on demeure proche de ce que l’on est en mesure de connaître ou rencontrer. Et ici, la plupart d’entre nous seraient des otages.
Dans ce grand jeu de rôle orchestré par un joueur démiurge, les éléments s’imbriquent et l’ensemble appartient à ce genre de récit millimétré, conçus avec un rare sens de l’efficacité presque mathématique. La gestion du rythme ressemble au plan d’un esprit pugnace qui pratique ses assauts avec une régularité d’horloger. Fonctionnant par vagues successives entrecoupées par ces phases introspectives mentionnées plus haut, on ne s’ennuie jamais. Le joueur d’échec est parvenu à transformer ses carences ou faiblesses potentielles en une arme redoutable. Et de retourner contre son adversaire (en l’occurrence nous, sceptique par la nature de l’entreprise) quelques préjugés stériles mais pourtant pertinents (pour les raisons exprimées au début de cet article).
Quand la série s’évade, elle manque un peu le coche. D’une résolution en demie teinte. Quelque part, il était impossible d’apporter une conclusion satisfaisante, tant la série a démontré qu’elle se suffisait d’une posture d’attente silencieuse. Mais elle se précipite un peu trop et part dans un sensationnalisme portée sur l’action. On a l’impression qu’elle joue alors contre nature. Qu’elle se répudie dans un acte autodestructeur. Une facilité scénaristique qui permet de clore un récit mené de main de maître, qui aurait gagné à conserver cette sobriété caractéristique d’une narration qui s’élabore sur la longueur. C’est donc logiquement quand la série joue sur le terrain du cinéma qu’elle perd sa force de distinction et erre dans une posture un peu bâtarde.
The Kill Point présente la synthèse de ce qui peut se faire de mieux en matière de construction scénaristique et narratif par opposition au cinéma. Elle n’est et ne sera jamais la plus grande série qui soit, par manque d’épaisseur, mais elle demeure cet objet fascinant, par ce qu’elle est capable de déployer. Une histoire minimaliste dans son principe (un casse, un siège), mais qui devient spectaculaire par sa volonté de ne (presque) jamais céder aux sirènes d’un traitement de cinéma. Grand moment d’endurance de la part des scénaristes, qui déterminent l’identité et les possibilités narratives dans un univers vaste où il reste encore beaucoup à démontrer. 24 a été la vigie des années 2000 et le creuset d’expérimentations diverses qui se communiquera jusque dans le cinéma. Le passage de témoins se fera désormais dans l’autre sens, les séries télé se sont enfin affranchis de leur dette et exploite avec conviction et fierté le champ des possibilités qui s’est ouvert à elle depuis bien longtemps.
No related posts.