Quand la fin de Lost occupe toute la toile entre déceptions obligées, théories maisons et louanges, celle de 24 ne fait que murmurer. L’autre grande série emblématique des années 2000 qui aura (avec Lost) bousculé la narration à la télévision vient de s’éteindre après neuf années et huit saisons. Compte à rebours définitivement bloqué à zéro. Annulation annoncée avec assez d’avance pour orchestrer son chant du cygne, cette saison, à défaut de jouer complètement le jeu, affichera ses prétentions déconstructivistes, ses autoréférences, le jusqu’au boutisme de son procédé et la réflexion ultime autour de son personnage principal. Un programme chargé, qui ne tiendra qu’en une poignée d’épisodes (à partir de la dix-septième heure) et qui fera fis de toute cohérence dramatique ou presque.
Cette huitième saison possède quelque chose d’expérimentale. Quand la première revisitait la série d’action à l’aube de l’hyper surveillance d’une Amérique traumatisé par le 9/11 et son traitement en temps réel, la dernière folle journée ausculte la généalogie 24 et ses figures récurrentes. On évite le rappel d’anciens personnages inutiles (parmi les quelques survivants), mais de vieux fantômes viennent hanter la saison. L’écriture lorgne vers une forme radicale, auto-conceptuelle, dans une attitude un peu anthropophage. Avec cette dernière saison, le show semble se digérer lui-même, tout en déployant ses artifices réguliers, pour un résultat qui oscille entre le sacrifice et l’instinct de survie. Incapables d’orchestrer tout à fait sa mort (en vue d’une future adaptation au cinéma), les auteurs choisissent la disparition théorique, remake d’une saison quatre moribonde, et, comme une boucle référentielle, la série de s’achever sur une image satellite (enfin, d’un drone) de Jack qui s’évanouit dans une pluie de pixels.
Comme une vieille partition, 24 aura rejoué quelques uns de ses thèmes favoris. Un des plus connus : la condamnation de ses amours. C’est la mort de sa femme Terry qui annoncera le martyr, la léthargie d’Audrey, sa malédiction, la mort de Renee retravaillera tous ses traumatismes pour mettre en scène sa propre fin. A partir de cet évènement, la saison va entrer dans une spirale destructrice, sorte de désacralisation politique de Jack Bauer, qui, malgré une confession vidéo qui rappellera ses idéaux nobles, ne cache pas la vendetta implacable mise en route. Aux corps qui s’accumulent, s’ajoute une déshumanisation progressive tournée vers sa propre personne quand, jusqu’à présent, elle servait la démocratie américaine. Point paroxystique, l’attaque en mode commando, et son masque annihilant tout indice d’humanité. Si la chair de Jack Bauer porte en elle, les stigmates de ses valeurs démocratiques, sa combinaison intégrale ne montre plus rien de l’homme au profit de la machine.
Cette saison fait intervenir ce vieux serpent de Charles Logan, le personnage le plus fascinant de la série avec Jack Bauer et David Palmer. Si le futur président de la première journée incarnait, avec sept ans d’avance, la face progressiste des Etats-Unis, Logan camperait sa variation négative. Manipulateur manipulé dans la saison cinq, il incarne les dérives sécuritaires à tendance conspiratrice, la face obscure d’une politique tourmentée. Avec lui, la démocratie américaine vit ses heures les plus sombres (le parallèle avec l’administration W. Bush est évident). On retrouve toute la perfidie du personnage dans cette ultime saison. Son besoin de retrouver la scène politique, d’entrer à nouveau par la grande porte, sous un éclairage médiatique favorable en instigateur essentiel d’un traité de la paix dans le Moyen-Orient. Son personnage intervient comme un cheveu sur la soupe et entraîne une suite d’évènements improbables et incohérents (la corruption de la présidente Taylor, un sommet d’absurdité), mais par opposition, transforme cette fin de saison en un objet théorique fascinant sur la politique mondiale et le coût d’un accord de paix. Dommage que cette huitième journée n’aille pas au bout de son geste et rappelle la morale de Taylor.
Plus que la mort de Renee, c’est la désaffection présidentielle qui entraîne Jack Bauer dans son escapade meurtrière. Le sacrifice de la justice pour la préservation d’un traité, quintessence du travail de la présidente. Si le volte face de Taylor, nourri par le chant de Logan, provoque une scission dans la logique interne du personnage, on observe une relation intéressante entre l’altruisme d’une démarche pacifiste et le besoin sous-jacent de laisser son emprunte dans l’histoire. D’être (re)connue comme la présidente qui aura imposé une forme de paix dans le Moyen-Orient. Une nouvelle fois, la série se fait rétroprojecteur de l’actualité politique avec la starification du président (voir la campagne de Barak Obama), qui entraîne cette soif de reconnaissance. Sorte de politique people noble et généreuse qui place, peut-être avec plus d’intensité que dans les autres saisons, les pièces de l’échiquier au centre du théâtre géopolitique mondial. Si la menace du début de saison est tournée vers New-York, la partie, au fil des heures, se décale vers des enjeux plus abstraits, plus théoriques. C’est la force de cette seconde partie de saison. Etablir un contexte très actuel (le Kamistan en mode miroir de l’Iran), avec ce vieux relent de guerre froide et l’historique antagonisme Russie/USA, et s’extraire du programme menace/résolution qui parcourt chaque journée.
Faire de Jack Bauer, bras armé de la démocratie américaine contre les terroristes, un ange de la vengeance inverse les rouages de la machinerie 24, tout en rappelant des thèmes récurrents, quand le célèbre agent de la CTU se trouvait pris au piège d’un affreux chantage. Alors que la précédente saison tentait une réhabilitation du personnage et de la série, avec ce procès pour actes de tortures, ce dernier jour réarme l’ambiguïté morale du personnage (si jamais elle était réellement déjouée). Electron libre dans un contexte délicat, celui qui incarnait une vision manichéenne de la politique, devient le fléau du traité de paix. Il est intéressant de noter comment les enjeux de la fin de saison vont s’organiser autour de Jack Bauer afin de lui donner un final qu’il mérite. Si l’on peut regretter une conclusion un peu timide et effrayée par la situation mise en place, elle offre tout de même à Bauer le rôle clef et fait de sa condition de martyr et son sacrifice en devenir, le moteur du happy end politique et le refus de la présidente Taylor de signer le traité de paix (terme d’une séquence à l’intensité redoutable).
Les dernières minutes n’ont pas voulu donner à Jack Bauer une fin à la hauteur de sa tragédie personnelle. On imaginait l’homme expirer son dernier soupir pendant que le compteur atteignait cet ultime zéro fatidique. Il faudra se contenter d’un exil. Mort conceptuelle, administrative. On espérait une fin un peu nihiliste, à l’image des derniers épisodes, il faudra se contenter d’un paysage désenchanté. A l’image d’une politique qui, au fil des jours et des années aura vu défiler une succession de crises internes et internationales et se conclut par un scandale à la hauteur de la série. C’est peut-être à ce niveau que l’on observera l’audace refusée à Jack Bauer. Les auteurs ne nous donneront pas le privilège d’assister aux aveux de la présidente Taylor, mais sa culpabilité entraîne cette désacralisation du poste politique suprême. Le motif Bauer/président aura hanté chaque journée, pour un résultat souvent fascinant, parce qu’elle interroge avec beaucoup d’efficacité, le degré d’interventionnisme du modèle américain sur son sol comme à l’étranger et l’affaire moral qui sous-tend chaque action. Cette dernière journée aura vu ses archétypes dans leur forme la plus extrême et radicale (Bauer en juge et bourreau, le couple Taylor/Logan en conspirateurs).
24 s’achève dans la précipitation, avec une saison perfectible, accusant ses (trop) nombreuses années de grosses ficelles scénaristiques, de tics d’écriture, d’évolution cyclique. Mais autour de ses figures théoriques, de thématiques réinjectées au fil des jours, elle est parvenue à organiser un chaos conceptuel où il devient ludique de repérer ses récurrences. Effet d’autant plus perceptible dans cette ultime saison où Jack Bauer aura incarné au fil des heures plusieurs postures passées. Une saison best of qui évite l’artificialité du procédé, sans pour autant parvenir à un résultat homogène. Mais les raccourcis scénaristiques, les errances dramatiques, les limites du concept sont presque pardonnés. Indulgence générale offert pour l’œuvre global qui aura marqué de façon indélébile la fiction télévisée américaine.
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