Attaque d’une icône de la littérature. Steven Moffat n’en est pas à son coup d’essaie. Déjà coupable de Jekyll, qui tentait, avec une réussite insolente, de transposer l’œuvre de Stevenson au XXIe siècle. Coup d’essaie magistral avec un script bourré d’intelligence, de trouvailles malicieuses où la modernisation du propos échappe à toutes critiques conservatrices. A tous les sceptiques, Jekyll répondait avec beaucoup d’assurance : Oui, il est encore possible d’adapter les monstres sacrés de la littérature. Nouvelle victime de la plume du scénariste anglais : Sherlock Holmes. Quand on pensait que tout avait été dit ou fait sur le fin limier, ce génie de l’observation/déduction, Moffat vient prouver, une nouvelle fois, que son imagination peut s’affranchir de tous les travaux passés, tout en entretenant une forme de révérence.
Sherlock n’est pas la première modernisation du personnage à la télévision. Depuis six ans, de l’autre côté de l’Atlantique, sévit un docteur, comme une adaptation officieuse. House, où le Sherlock moderne et américain, reconverti dans la médecine. Il présente toutes les caractéristiques du personnage (le génie, maître de la déduction, résolveur de grands mystères et accro à un opiacé) et fascine tout autant que son homologue classique. Relecture intelligente et intéressante, mais à demi-mot. On tait la filiation dans la série, elle s’avère théorique. Avec Sherlock, Steven Moffat décide de transposer le mythe tel qu’on le connait, dans notre contexte. Où le travail d’adaptation ne s’effectue que dans l’application de notre modernité.
Ce numéro d’équilibriste, Moffat le performe avec une grâce toute aérienne. Et parvient à nous faire croire que Sherlock Holmes est un personnage de notre époque. Sa peinture du détective est succulente. Respectueuse dans ses caractéristiques et impertinente dans sa position ludico-pop. Un ensemble cartonny au second degré postmoderne pour une tonalité finale duelle. Où l’excentricité de Holmes est autant sujette à rire que motif d’inquiétude. La marque des génies : inadaptation sociale, manque aux conventions, complexe de supériorité. Des indices de personnalités dont on peut se moquer (et la série nous y invite), mais qui cache une part sombre, un peu malade. Chaque enquête est un jeu. Un défit lancé à son intelligence. Le monde comme un échiquier où l’être humain n’est qu’un pion parmi tant d’autres. Sherlock Holmes fascine autant qu’il révulse.
Cette asymétrie dans la psyché de Holmes s’exerce jusque dans l’ambiance des épisodes. Et particulièrement dans le troisième, The Great Game. Sorte d’apothéose, combinaison de la dureté froide d’A Study in Pink et le pulp exotique The Blind Banker. Moffat enchaîne les ambiances avec habileté et permet de souligner cet instant où le détective ne parvient plus très bien à distinguer la limite entre le jeu et la réalité. Où l’angoisse anxiogène se situe uniquement dans la perspective de perdre le jeu (et non les vies qui sont menacées). Mais Moffat, en bon entertainer (au sens noble du terme) désamorce tout climax trop dépressif par une irrévérence ludique, sursaut décalé qui rappelle la dimension récréative de son entreprise. Il cultive ainsi les deux facettes du personnage dans les inconscients collectifs : l’être torturé et asociale tel qu’il est décrit dans les livres et le détective posé et romanesque que l’on a pu découvrir dans les adaptations ciné.
Si sur le papier, la réponse est à la hauteur de l’ambition, retrouver cette intonation dans la réalisation devenait obligatoire. Car la folie du personnage et son introduction dans l’ère informatique ne peut se contenter d’une formule sage, comme une illustration banale et sans idée. Deux propositions au programme : L’apparition des SMS dans l’image et la mise en scène du pouvoir déductif de Sherlock Holmes. Si le premier peut relever du gimmick amusant et le second, une vision commune, intrinsèquement ils définissent la nature de l’adaptation. Imposer du texte dans l’image convoque les nouveaux modes de communications (SMS), montre un Holmes connecté (via Blackberry) et nous rappelle aussi la nature littéraire du personnage. Idée séduisante (parce que la vision d’un écran d’ordinateur ou de smartphone serait presque anti-cinématographique) à l’utilisation parcimonieuse (mais étrangement absente du second épisode). On troque ainsi la bibliothèque conséquence (source de savoir) contre un laptop et une connexion, et l’on appuie un peu plus l’omniscience de Sherlock Holmes.
Mettre l’intelligence du personnage en scène repose sur un principe purement formel. Et répond à une question fondamentale : comment réaliser une séquence explicative. Si le cinéma par nature repose sur l’image, la télévision privilégie le dialogue (pour une question d’attention et de concentration), la syntaxe répond à des exigences similaires et un dialogue didactique ou éducatif pose toujours problème (l’action est interrompue). Orientation choisie : Sherlock lui-même. C’est le personnage qui dicte la scène et la réalisation. Impression chirurgical, découpage hystérique, on navigue en plan serré, macro vision de l’indice, en rythme endiablé. Ici, le montage clippesque est motivé, entraîné par l’intelligence du détective. Une cadence surhumaine qui traduit sa vitesse de réflexion. Ainsi, une pure séquence éducative devient une expérience ludique et une plongée dans les rouages de la mécanique « made in Holmes ».
Ces deux propositions formelles, les différentes tonalités des épisodes démontrent à quel point Sherlock Holmes vampirise le travail d’adaptation. Tout est construit, traduit, organisé selon le personnage. Moffat fait de principal acteur, le moteur et les enjeux du récit. Comme un prisme qui synthétise la réflexion sur le travail d’adaptation/modernisation de l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle. Pour autant, les personnages satellites n’agissent pas comme des faire-valoir. Watson en tête, dont le rôle plus proactif que simple observateur permet aux spectateurs un référent plus accessible. Son titre de vétéran de la guerre d’Irak donne au personnage une présence plus physique et des propriétés entreprenantes. Sans rejouer l’antagonisme tête/muscle, le duo fonctionne de façon complémentaire. On peut reprocher un Lestrade mis de côté (et même absent du second épisode), mais Moriarty est digne du challenge. Son ombre plane sur les épisodes, mais renforce sa qualité de Némésis. Parfait contraire (dans l’opposition bien/mal), même intelligence surdouée.
Steven Moffat signe une adaptation intelligente, respectueuse, nourrie par une volonté d’offrir un divertissement haut de gamme. Du grand spectacle capable de plaire au plus grand nombre sans jamais sacrifier son ambition (dans le propos, dans la forme) et/ou tirer le niveau par le bas. Il prouve aujourd’hui deux choses : Les classiques sont encore adaptables ; l’œuvre grand public n’est pas synonyme de travail mineur (comprendre le talent et l’ambition se dilueraient dans la tentative de combler la masse). Son Sherlock est un petit bijou, convergence de talents (écriture, réalisation, interprétations), orchestré avec une main de maître. Holmes y est toujours fascinant, malgré les multiples adaptations, preuve s’il en est, du caractère intemporel et immortel de la créature de Doyle, et de la subtile et minutieuse réappropriation de Moffat.
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