La découverte a posteriori d’une œuvre unanimement encensée entraîne souvent la déception. Un mal récurrent qui contamine le spectateur retardataire et dont le principal symptôme s’exprime par : « c’était très bien, mais… ». La réputation concernant The Wire n’est plus à décrire. Souvent citée en référence dans le genre policier, le show s’inscrit dans cet âge d’or de la chaîne HBO. Accompagnant ainsi les Soprano, Six Feet Under, Sex And The City. Alors on fait comme tout le monde. On prend le train en marche. Fasciné par ce buzz, la curiosité trop forte, l’œuvre trop tentante. Avec toutefois ce léger recul, position défensive, sens en alerte. Un peu suspicieux devant tant d’éloges.
Pendant quelques années consécutives, Baltimore a tenu une première position nationale. Le taux de criminalité le plus élevé et le nombre d’enquêtes non résolues. On se passerait bien de certains records. La ville souffre d’un profond désordre social. Où la politique républicaine cultive la misère avec près d’un quart de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Baltimore a déjà servi de cadre à une immense série policière immersive : Homicide. Cette dernière proposait de suivre la brigade criminelle dans son rapport quotidien. Loin des traitements sensationnalistes d’autres séries du genre. Les enquêtes s’étalent sur plusieurs épisodes. Et certaines ne connaîtront aucune résolution. Le métier de flic apparaissait anxiogène, renforcé par un filmage caméra portée et un montage usant de jump-cut.
The Wire est le plus bel héritier que l’on pouvait donner à Homicide. Même traitement frontal et immersif, même volonté d’effacer tout le glamour qui entoure le policier à la télévision. Ici, le métier est ingrat, pénible et fastidieux. Paperasserie étouffante, matériel usé, environnement précaire. Et dépense constante d’énergie à lutter autant contre sa hiérarchie que contre le crime. The Wire narre une affaire de trafic de drogue et son infiltration. Tout le principe de la série est d’étirer la narration. De faire d’une enquête, toute une saison. A l’image d’un Murder One, qui consacrait 22 épisodes pour une seule affaire. On y ressent la lente et lourde progression et l’ampleur de la tâche. D’observer la réalité d’un travail douloureux, qui vampirise le quotidien des personnages. Et de ressentir la progression comme un spectacle à la fois excitant d’un point de vue dramatique et effrayant par le réalisme qui se dégage de l’œuvre.
Il existe un univers HBO. Les différentes séries de la chaîne ont toutes un ou des créateurs différents, on note néanmoins une méthode dans l’approche des programmes. Une notion de la narration particulière, qui rend ainsi les séries reconnaissables sans le célèbre sigle. Une démarche inconsciente ou une liberté permissive autorisent ainsi des développements singuliers, faits de digressions magnifiques, élément constitutif de la réussite du show. Des séquences suspendues dans le temps, où se diffuse un sentiment de proximité, de réalisme, comme une captation brute du réel. Observer le dealer choisir sa tenue dans sa garde robe, multipliant les essayages, est symptomatique de cette impression. La scène ne sert à rien. Aucune information nécessaire à l’enquête n’est utile. Dans toute autre série, elle serait évacuée ou occultée. Mais dans The Wire, on la conserve et on lui accorde de l’importance et de l’intérêt. Parce que sa vision permet de capter le quotidien d’un dealer, dans sa représentation la plus basique. Le regard de la série n’est pas porté sur la seule profession de policier. David Simon et Ed Burns imaginent le tableau dans son ensemble. Où le dealer, dépouillé de cette aura cinématographique, apparaît vulnérable, humain, loin des clichés.
Dans un mouvement similaire, on pense à la séquence de la reconstitution de McNulty et Bunk. Moment magique, représentation du travail à l’œuvre. Un peu hors du temps, sans chronologie fixe. Et d’une force, d’une puissance qui scotche le spectateur à son fauteuil. Une simple reconstitution, un peu drôle par la répétition des fuck au fur et à mesure des découvertes. Mais sa progression, l’absence de dialogue, son importance dramatique constituent une cartographie de la méthode d’écriture des deux créateurs. Une narration exigeante, loin des standards de la télévision. Et un regard à l’esthétisme minime, pour mieux focaliser l’attention du spectateur sur l’importance de la découverte. Dans The Wire, la moindre trouvaille, le moindre petit embryon de preuves sont cruciaux. Monter un dossier solide pour supporter la défense au tribunal réclame un travail acharné. Quand on tient une de ces informations, on l’arrache et on s’y tient plus que tout. Le show montre aussi bien le désespoir qui anime les policiers que l’euphorie qui les unit devant la réussite. Et de l’autre côté du spectre, la rudesse d’un monde de violence, l’apathie qui règne entre les rangs des dealers. Devant une apparente camaraderie sincère, l’illusion tombe quand il s’agit de se soumettre aux ordres. Parfaites petites troupes, comme autant de chair à exploiter, manipuler ou sacrifier.
La création de Simon et Burns ne fera pas école. Trop complexe, trop riche et dans une conception qui dépasse les codes du genre. Son approche rigoureuse et exigeante peint le portrait réaliste d’un métier difficile. Olivier Marchal, dans une interview, expliquait comment il se sentait obligé de manipuler la réalité. Soumission du créateur ancien flic devant les exigences du monde du spectacle. Impossible de montrer à la télévision de longues enquêtes ? Obligation d’une accélération narrative pour faire tenir en un seul épisode le processus entier ? Si ce traitement est effectivement courant (il faut voir tous les CSI, Cold Case, Without a Trace, L&O…), The Wire et avant elle, Homicide, prouve le contraire et casse cette sacro-sainte vérité. David Simon et Ed Burns ont prouvé que l’exposition d’un système lent, la complexité de l’enquête, constituaient un angle d’attaque viable. Et c’est peut-être ce qui manquait au genre. Une nouvelle façon de repenser la construction d’une série policière qui se voit comme un ensemble compact, plutôt que l’assemblage d’éléments (épisodes) distinctifs qui la constituent.
No related posts.