Le départ de Grissom

Le départ de Grissom

Dans une machinerie aussi millimétrée que celle de CSI, la contemplation est apparentée à un grain de sable venu enrayer son bon fonctionnement. Après plus de neuf années, les scénaristes ont orchestré un magnifique effort composé du plus beau grain.

Le cahier des charges, strictes, ne laissent aucune place au superflu. L’efficacité comme maître mot impose de la rigueur et une marge de manœuvres restreintes. Tel est l’adage de CSI. Où chaque séquence de l’épisode est dédiée à la grande œuvre.

Et pourtant. On pouvait noter deux exceptions dans les années passées. Mais deux faux exemples. Quand deux réalisateurs de cinéma sont invités à mettre en scène un épisode, les règles d’or s’estompent au profit du nouvel hôte et de ses principales aspirations. Des dialogues tarantinesques dans le final de la saison six, et une séquence éthylo-narcotique pour le Friedkin de la huitième.

Second épisode de la neuvième saison. Après le traumatisme imposé par la mort violente de Warrick Brown, place au spleen. Le contre coup. Sarah et Grissom sont au lit. Le téléphone sonne. Mais aucun d’eux ne semblent vouloir répondre. A cet instant bien précis, la série va à l’encontre de sa propre nature. Comme acte parfait de rébellion. Toute l’existence de CSI se résume autour de la profession. On ne s’intéresse pas ou peu aux vies privées, seule l’incarnation scientifique importe. Les personnages sont des corps au service de leur métier. Leur abnégation dépasse de loin toute considération intime. Leur famille est aussi leur collègue. Warrick ne vient-il pas de confesser, l’épisode précédent, qu’il voyait Grissom comme son père de substitution ?

Alors la vision de deux corps, dans ce lit, agit comme un électrochoc. Ou un salut. La série impose, pour la première fois, une émotion naturelle et imprévisible. Non issue d’une enquête éprouvante, mais de la réaction humaine à un évènement traumatique. Et par extension, cette brusque irruption de créer son reflet cathartique. La lassitude de voir se répéter, neuf années durant, la même routine ? Pour le spectateur, non, les chiffres témoignent du contraire, mais en ce qui concerne Grissom, et peut-être Sarah avant lui, le doute n’est pas permis. Lui qui incarnait la perfection de l’imagerie thématique de la série – aucune ambition professionnelle, corps dédié, misanthropie – se pare ici du voile de l’asthénie.

Cette soudaine procrastination provoque un séisme qui bouleverse les fondements du show. Le dialogue entre Sarah et Grissom est moins important que l’acte : le refus de répondre à l’appel. Mais si on regarde un peu en arrière, on se rend compte que le ver était depuis bien longtemps dans la pomme. Revoir les premiers épisodes de la série démontre à quel point l’attitude de Grissom a changé. L’être espiègle des débuts a laissé place à une version presque apathique, un peu désabusé. On pense à Morgan Freeman dans Se7en. La pression du poids des années, où la routine exerce un étrange pouvoir de désillusion. Un total abandon de vagues espoirs en ce qui concerne l’espèce humaine. Trop de meurtres toutes ces années durant ont dévoré les espérances du vieux loup. On voit dans ce portrait quelques rémanences de Jack Malone de Without a trace. Sa mine droopesque, son regard un peu vide et son cynisme.

L’effet se poursuit dans les deux épisodes suivants. Encore une image de Grissom sur son lit, hésitant à répondre au téléphone. Une réflexion de Catherine un peu plus tard complète le tableau. Clin d’œil des scénaristes aux spectateurs, pour savoir s’ils ont bien suivi. Mais dans le cinquième épisode, la place laissée au doute de Grissom et son avenir au sein des CSI occupe la moitié du temps. Introspection auprès de Lady Heather sous couvert d’une enquête en cours, où le travail de recherche dissimule autant de questions et réponses autour de l’homme et son rapport à Sarah. Ponctuer ainsi l’enquête de dialogues analytiques sur l’intime, récurrence d’une vidéo de Sarah comme confession sont des éléments nouveaux et en contradiction avec la nature de la série qui avait banni ce procédé de son cahier des charges.

Enfin, vient le temps de la décision. Et des adieux. Dans sa forme, le départ de Grissom est orchestré comme les différents évènements relatés dans cet article. Le mariage de la rigueur professionnelle stricte et d’un débordement sentimental brut. La situation initiale convoque de vieux souvenirs : la séquence de répartition des affaires. Depuis quelques années, les scénaristes avaient délaissé ce procédé pourtant significatif de l’univers du show. Comme une marque de fabrique que l’on abandonne par lassitude. Une fois les papiers distribués, Grissom annonce de but en blanc son départ à la retraite anticipé. Sans prendre de gants, sans débordement affectif. L’annonce la plus froide et désintéressée de la télévision.

Cette mise en scène correspond bien à la personnalité de Grissom et par extension, à celle de la série. Si l’on s’attarde quelques temps sur le visage des différents collègues, on enchaîne vite sur l’enquête du jour. Une nouvelle fois, les quelques sentiments personnels sont convoqués au second plan, seul l’aspect professionnel importe. Evidemment, l’épisode est ponctué de petites discussions/hommages à cet homme important. Lui, qui incarnait l’image de CSI, bien mieux que ces homologues des séries annexes. C’est une figure des années 2000 qui tire sa révérence. Après Vic McKay (autre genre de flic, aux antipodes), Gil Grissom disparaît ( ?) des écrans.

Les dernières images de Grissom dans le Lab’ sont significatives et porteuses de la toute la mythologie du show. Démarche lente, comme au ralenti, comme une dernière visite. Un dernier regard à ses anciens collègues. Sa famille. Sans un mot, il s’éloigne seul.  Personne ne l’arrêtera. Tout le monde est occupé à travailler. Seule Catherine lui jettera un dernier coup d’œil. Avec un seul sourire en guise d’adieu. La mise en scène donne l’aspect solennel indispensable. Sans sursignifier une symbolique déjà forte. Elle souligne le caractère immuable d’une dévotion professionnelle. Tous ces corps qui s’agitent, comme des fourmis au travail, n’existent que dans la pratique du labeur. Et lorsqu’un élément imminent s’en va, il n’y a pas de temps à lui consacrer. A défaut de « la vie continue », on emploiera « le travail continue ».

L’épilogue constitue alors le dernier contrepied de la politique du show. Retrouvailles forte en émotion, digne des plus classiques mélos, dans la jungle argentine. Un pic émotionnel sans retenue. Un peu maladroit par défaut, car les auteurs/réalisateurs n’ont jamais eu à écrire/diriger de telles séquences. L’aventure Grissom s’achève sur le premier et véritable épanchement émotionnel. Comme pour signifier, qu’à présent, le personnage est changé dans sa nature, qu’il n’a plus sa place dans le show. Tout comme le départ de Sarah impliquait le même raisonnement. Dans CSI, l’émotion est inscrite comme une anomalie qu’il faut corriger.

Après neuf années de bons et loyaux services, une page importante des CSI se tourne. Pour commencer un nouveau chapitre, les auteurs ont décidé de placer un nouveau personnage dans l’exercice de l’apprentissage. Une personnalité à la fois érudite et expérimentée, mais novice dans l’exercice du métier d’expert scientifique. Une façon de relancer le show avec une nouvelle configuration. Comme une évolution naturelle. Avec cette soudaine orientation, la série entre dans un nouveau schéma : celui de la série-monde, où une nouvelle génération succède à l’autre.

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