L’image revient souvent. Celle tremblante d’une rue agitée. Pigalle. La nuit comme le jour (mais surtout la nuit), c’est une effervescence humaine, un bouillon de culture. Ville dans la ville. Avec ses codes, ses règles tacites, ses notables ou ses petites gens. Un microcosme, un quartier à la personnalité bien trempée, qui dépasse les frontières de Paris. Et même de la France. Tout le monde connait Pigalle. Sa réputation sulfureuse, ses nuits endiablées, son commerce de l’érotisme et du sexe. Mais vivre à Pigalle, c’est différent. Comme une grande famille. Avec ses tensions, ses prises de pouvoirs, ses amours passés ou à venir, ses relations ambigües. Haine, envie, désir, les ingrédients parfaits pour ce soap ambitieux à la française. Magnifiquement écrit et réalisé par Hervé Hadmar et Marc Herpoux.
La question « où est Emma ? » servira de fil conducteur à cette première saison. Façon de placer des enjeux dramatiques et d’organiser un récit choral. Chacun a croisé Emma d’une façon ou d’une autre. Sa présence hante les huit épisodes. Dans des souvenirs, des rêves, sur un écran de télévision, dans une caméra. Emma, quête d’un Thomas plongé dans l’inconnu de Pigalle. Si son personnage souffre un peu d’une construction chaotique dans la première moitié de la saison, la suite, tout en rupture, désillusion, crise de nerf et jusqu’au boutisme lui apportent une vraie épaisseur. De celle qui rend un personnage plus fort, solide, concret. La force du duo Hadmar – Herpoux, c’est de ne pas avoir laissé leur série, otage d’une intrigue semi-policière. Pendant toute la saison, Emma est un fantôme que l’on cherche. Vivante ou morte, la question revient souvent et permet aux auteurs d’œuvrer dans d’autres intrigues, d’autres personnages.
Dans la critique des deux premiers épisodes, on soulignait la solitude qui emprisonnait chaque personnage, malgré l’ébullition du quartier. Une impression qui se confirme tout au long des épisodes suivants. Soap oblige, on assiste à une démonstration des codes du genre. Les romances, les trahisons, les drames. Autant d’éléments qui aspirent les personnages, les enferment dans une prison personnelle. Zeinoun, Alice ou Dimitri sont enchaînés à leur fantasme au point de rendre leur existence douloureuse. Le rapprochement de Zeinoun et la femme, suspicieux et inconfortable, deviendra une bulle de tendresse, dans laquelle le temps semble s’arrêter. Seulement à Pigalle, l’environnement joue contre les personnages. La vie ne peut rester arrachée à son cour très longtemps. Et l’amour, sous toutes ses formes, demeure l’objet de toutes les convoitises. Et toutes les désillusions. Dimitri et Emma, Zeinoun et Alice, Guillaume et Fleur, chacun confronté à des évènements qui les dépassent ou dont ils n’ont plus aucun contrôle. Comme une machine, un rouleau compresseur, qui entraîne dans ses sillons les personnages de Pigalle. Cette machine s’appelle soap, et Hadmar et Herpoux la maîtrise avec un talent rare.
Du soap à la française, on retiendra Plus Belle La Vie, qui fait le bonheur de France 3 depuis quelques années maintenant. Au-delà de considérations purement artistiques, il faut relever la digestion/dissolution des codes et pratiques du soap (dans une vaine plus daytime soap que Desperate Housewives) dans une dimension à l’identité nationale bien établit, avec un soupçon réflexions formelles quand elle joue de sa programmation quotidienne (enfin, cinq jours par semaine). Dans les faits, on se retrouve avec Les Feux de l’Amour (pour la natures des intrigues et personnages) feat. 24 (pour le rapport temps/diffusion). Avec Pigalle, Hadmar et Herpoux entreprennent de travailler la valeur noble du soap post-Desperate Housewives. Avec intrigues et personnages bigger than life, mais dans une proportion raisonnable (et on se rend compte que l’inconscient collectif autour de Pigalle, entre fantasme et réalité, y est pour beaucoup). Seule ombre au tableau, le personnage d’Adam. Il posera problème aux auteurs. Ils étaient parvenus à maintenir une retenue salvatrice, une sobriété remarquable qui rendait les évènements d’autant plus forts. Mais avec Adam, on plonge dans le sensationnalisme, dans l’artificialité d’une succession d’intrigues/développement trop poussés dans ses retranchements aux limites du raisonnable. De la crackhouse aux promenades dans les bois, des cadavres qui jonchent son parcours à sa relation avec Dimitri, Adam caractérise les excès du soap.
Ce que ne reproduit pas la résolution de la disparition d’Emma. Car les auteurs, en n’inscrivant pas cette fin en pure nécessité (par la multiplication des personnages aux enjeux personnels différents) sont parvenus à maintenir une pression constante, toujours évaluée à sa juste mesure. Entretenir le suspense, sans en faire l’unique moteur du récit. Où la résolution arrive un peu par hasard (sans que cela soit choquant) et permet un toutéliage intéressant. Point de jonction des personnages et des époques (les visions oniriques – mais réels – de Max). Pigalle, la Nuit constitue un récit bouclé, tout en possédant l’ouverture nécessaire à une seconde saison. Les personnages créés, riches, peuvent sans problème, soutenir de nouvelles intrigues, tout en continuant leurs parcours personnel. Du Folies au Paradise, des russes à Zeinoun, des exodes à l’installation, Pigalle possède de quoi entretenir et générer d’autres histoires que l’on espère aussi riches.
Pari réussi pour le duo Hadmar – Herpoux qui parvient, après Les Oubliées, à constituer une œuvre télévisuelle de grande qualité. Et Canal + après Reporters ou La Commune (en attendant de voir Engrenage, Braquo, voire Mafios0 dont la seconde saison reçue un accueil critique bien plus favorable que la première) de constituer un petit Eldorado de la fiction française. Pigalle, la Nuit n’a pas à rougir de la concurrence étrangère (US, UK) et propose la parfaite synthèse d’une fiction nationale et de codes issus des œuvres américaines. La réponse parfaite à tous les ersatz de CSI ou Grey’s Anatomy, qui imaginent la série française sous l’angle du copié/collé. Il n’y a plus qu’à espérer que la sortie DVD de Pigalle, la Nuit sorte la série de sa confidentialité subie (diffusion Canal + oblige) et devienne un vrai (et mérité) succès populaire.
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