Mad Men s’est construit autour du symbole de la chronique. Son récit suit la trajectoire linéaire de la chronologie (à deux ou trois exceptions), bercé par le rythme de faits historiques. Ainsi, chaque saison constitue un ensemble où les évènements et évolutions s’expriment au travers de l’Histoire, par petites couches successives. Chaque personnage incarne un motif de ces bouleversements, pour constituer un tableau exhaustifs d’une période bien précise. Cette forme de narration sans enjeux dramatiques définis place Mad Men parmi ces œuvres visionnaires qui n’affichent pas avec ostentation son caractère précurseur (à l’image des Sopranos qui redéfinit le récit mafieux).
Pour certains, cette évanescence d’un récit sans ancre n’entretient pas la passion. Comprendre que l’on regarde Mad Men avec intérêt, mais sans toutefois être passionné par ce que l’on voit. Principaux fautifs : la narration elliptique liée à sa condition de chronique et une tendance aux informations cryptées (dans les dialogues ou dans des faits non commentés). Quand chaque épisode pourrait fonctionner en vase clos, indépendamment du reste, parce que la nature des évènements racontés possèdent des répercussions à deux (voire trois) temps. Une première réaction immédiate au sein de l’épisode, ou qui se prolongerait le temps d’une poignée, comme on a pu le voir dans la seconde saison. Et une seconde (et troisième) à un moment où l’on s’y attend le moins. Cette construction exigeante entraîne un réel effort de la part du public. Matthew Weiner demande un travail de mémoire, une attention constante, récompensés par une structure ambitieuse, où rien ne semble arriver par hasard (sans ressentir les gimmicks du récit à clés sur-structuré).
C’est ainsi que l’on assiste dans cet épisode à un fait important, que l’on savait prévisible (dans le sens obligatoire), mais qui nous cueille par surprise, à l’image de sa mise en scène. La construction de cette révélation joue sur les coïncidences. Cette suite d’actions non liées en apparence qui entraîne une réaction explosive. Quand le réveil nocturne d’un bébé mène à la découverte du plus grand secret de Don. La mise en place de cet évènement est parfaite. Une succession de gestes sans grandes conséquences (une clé que l’on met dans la poche de son peignoir, ce dernier que l’on place dans le lave-linge, sans prêter attention au cliquetis), montée progressivement au rythme de l’épisode, s’achève sur l’ouverture de la fameuse boîte de Pandore et révèle son usurpation d’identité, son divorce ; place ainsi Betty devant le plus gros mensonge de son mari et pose la question : qui est-il ? La série orchestre un passage fondamental. Et encore une fois, sa mise en scène renouvelle d’intelligence.
Tout est basé sur l’attente. Celle de Betty et par extension, celle du spectateur. Attente de la confrontation, quand il faudra placer l’homme devant ses propres mensonges. Matthew Weiner entretient le suspense, avec beaucoup de finesse, sans jamais repousser de façon artificielle l’évènement. Nouveau témoignage de la rigueur dramatique de la série : qu’importe une information primordiale, l’univers du show continue à perdurer. Les arcs scénaristiques ne vont pas s’arrêter. L’attente s’accorde au rythme de la journée, les émotions de Betty évoluent. Tristesse, colère et dépit. Don ne rentre pas à la maison, trop occupé avec Miss Farrell (source de fantasmes). Il effectuera juste un passage éclair pour se préparer à la remise de son prix, accompagné de sa femme (trophée). January Jones incarne à la perfection cette femme en colère. Trait fermé, rigide, pour masquer l’humiliation, s’ouvrant au sourire mondain quand la situation l’exige. Le regard lancé à Don pendant son discours vaut tous les mots. Accusateur, dégoût, fureur, Weiner n’évacue pas la scène de confrontation, il l’organise dans ces moindres détails.
L’information qui nous échappe pourrait être le thème général de cet épisode. Le secret de Don, l’idée de Paul, les choses inavouables du couple Draper. Toujours orchestrés avec beaucoup de talent, ces séquences constituent la colonne vertébrale de l’épisode. Euphorie éthylique pour Paul qui se perd dans des songes confus et réveil difficile. Un simple coup de téléphone à la résidence Draper sème le doute chez le couple. Miss Farrell pour Don, Henry pour Betty. Quand une action anodine (simple faux numéro ?) devient révélateur des tromperies. Une nouvelle fois, la série joue à contre temps. Au stoïcisme de la séquence, répond les interrogations successives de Don ou Betty plus tard dans l’épisode. Mad Men est maître dans l’art d’effectuer des non-évènements, qui s’enrichie de la réaction de ses personnages. Ici, Sally répond au téléphone (désir de la petite fille de faire « comme les grands »), récite sa phrase d’introduction parfaitement pour ne recevoir que du silence. La scène pourrait n’être qu’une vignette domestique à la résidence Draper, si l’on ne pensait pas aux adultères du couple, tous les deux pris dans une romance (consommée ou non). La caméra n’insiste pas sur le visage des fautifs. Seule Betty témoignera d’une vaine colère/honte à l’égard de sa fille, objet éphémère de sa propre honte. Les conséquences de cet épisode se mêlera au reste, répercussion plus ou moins immédiate, mais sans jamais entraver le cours logique de la narration. Weiner joue ainsi à contretemps. L’auteur n’œuvre pas dans un binaire action/réaction. Il conserve le temps nécessaire pour mettre en valeur, organiser, construire, avec un timing proche de la perfection.
The Color Blue est un modèle de construction. Peut-être l’épisode qui synthétise les grandes qualités d’écriture, de réalisation et d’interprétation de la série. Il poursuit une thématique qui parfume cette troisième saison : le changement, dont Don serait le point de mire. Sterling Cooper vendu et à nouveau à vendre, Don et Hilton, la signature de son contrat, son mariage de plus en plus fragile, sa relation avec Miss Farrell, et enfin Betty qui découvre la boîte. Depuis une poignée d’épisodes, on assiste à un travail de déconstruction de l’univers « Don ». Et ce personnage, trou noir, mystérieux, pour une fois, ne sent pas le vent tourner.
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